Ce matin se tient devant la cour d’appel de Paris l’audience sur le dossier Elliott, qui avait été condamné en avril 2020 par la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers (AMF) à une amende de 20 millions d’euros. Ce dossier emblématique donne l’occasion de dresser un état des lieux de la récente évolution de la jurisprudence de l’AMF.
En 2020, la commission des sanctions a rendu 13 décisions, dont huit ont fait l’objet d’un recours (quatre devant le Conseil d’Etat et quatre devant la cour d’appel de Paris), quatre d’un recours incident, et un d’un recours principal du président de l’AMF. Les recours des décisions de la commission des sanctions de l’AMF sont portés devant le Conseil d’Etat pour les dossiers de nature administrative (banques, membres de marchés réglementés, prestataires de services d’investissement, conseillers en investissements financiers, manquements aux obligations professionnelles…), et devant la cour d’appel de Paris pour tous les autres cas.
Des jurisprudences contradictoires
Cette dualité de juridiction de recours est une source d’inquiétude. « Le Conseil d’Etat considère depuis 2008 qu’en cas de manipulation de cours par un trader, la banque est présumée responsable, sauf si elle prouve avoir mis en œuvre les mesures pour prévenir tout manquement, rappelle Martin Le Touzé, avocat associé chez Herbert Smith Freehills. Or en mars dernier, dans le dossier Morgan Stanley, la cour d’appel de Paris a balayé cet argument s’agissant d’une banque étrangère et a imputé à la banque le manquement commis par son préposé. Comment concilier ces jurisprudences contradictoires ? Qu’en sera-t-il demain sur d’autres sujets ? »
Pour les litiges ayant trait aux établissements financiers, une harmonisation est nécessaire. En effet, l’appel d’une décision de l’ACPR a lieu devant le Conseil d’Etat, alors que les appels des litiges clients se tiennent devant une juridiction civile. « Depuis quelques années, les lectures de plus en plus différentes des mêmes textes entre les autorités de régulation et les autorités judiciaires mettent l’établissement bancaire dans un conflit de devoir, constate Julien Martinet, avocat associé chez Hogan Lovells. Nous faisons de la pédagogie auprès du juge civil, qui ne peut nier, par exemple, qu’une banque peut être soumise à une réglementation étrangère et qu’il doit en tenir compte ».
De plus en plus de sévérité
Les sanctions « continuent à croître en termes de sévérité et en montant, constate Jean-Charles Jaïs, avocat associé chez Linklaters. La tendance va se poursuivre à la hausse, mais nous n’atteindrons pas les plafonds à court terme ». Après le record de 35 millions infligé à Natixis en 2017, mais ramené à 20 millions par le Conseil d’Etat, l’AMF pourrait-elle être tentée d’atteindre le seuil des 50 millions d’euros ? « Pour une question de crédibilité du régulateur français au niveau communautaire et international, l’AMF sera tôt ou tard amenée à utiliser tous ses moyens d’action ; son plafond est à 100 millions », rappelle Martin Le Touzé.
Depuis récemment, le gendarme boursier fait l’effort de mieux motiver le quantum des sanctions. Il « formalise davantage les éléments pris en compte : gravité de faute, gain généré, capacité contributive du mis en cause, etc. », constate Jean-Charles Jaïs.
Par ailleurs, le rapporteur de la commission des sanctions fait preuve d’indépendance. « Son avis diverge régulièrement de celui du Collège de l’AMF. Quant à la commission des sanctions, elle n’hésite plus à sanctionner au-delà des propositions du Collège », relève Jean-Charles Jaïs.
Les juridictions de recours, particulièrement le Conseil d’Etat – qui a notamment doublé l’amende à l’encontre d’un analyste en 2019 à 200.000 euros – n’hésitent plus à aggraver la sanction pécuniaire. « Nous ne pouvons pas cacher ce nouveau risque à nos clients, lequel est accentué par la multiplication des recours incidents, en particulier du président de l’AMF, confie Martin Le Touzé. Mais nous manquons toujours de grille de lecture claire sur le calcul de la sanction ».
La cour d’appel de Paris, dans le sillage de la commission des sanctions, durcit ses positions. Elle semble aussi « plus encline à réformer, en tout ou partie, les décisions de la commission des sanctions de l’AMF, et paraît davantage sensible au droit européen et à la nécessité, le cas échéant, d’interroger la CJUE », poursuit Jean-Charles Jaïs. Les juridictions de recours, et notamment la Cour de cassation, « pourraient à mon sens poser plus de questions préjudicielles auprès de la CJUE sur l’interprétation du règlement abus de marché (MAR) », renchérit Martin Le Touzé.
Des regards opposés sur la procédure
Cette distorsion de vision entre l’AMF et les juridictions de recours touche aussi le fond des dossiers. « Alors que les juridictions d’appel s’intéressent aux aspects procéduraux, l’AMF les rejette quasi systématiquement, constate Martin Le Touzé. L’arrêt Marie Brizard de la Cour de cassation du 14 octobre 2020 vient au soutien des droits de la défense, en précisant que les documents d’une personne de passage dans un lieu perquisitionné ne pouvaient être saisis, limitant ainsi les pouvoirs d’enquête de l’AMF. »
« En revanche, la décision AB Science de la Cour de cassation du 4 novembre 2020 a jeté un froid, poursuit l’avocat. La cour d’appel de Paris avait ouvert la voie, en 2019, pour que les courriels dont l’avocat est expéditeur ou destinataire ne puissent pas être saisis par l’AMF, car couverts par le secret professionnel, quand bien même d’autre correspondants – ayant éventuellement la qualité de tiers – seraient destinataires ou expéditeurs du courriel. Or, cette décision a été cassée. Cela vient conforter l’idée de l’AMF que les preuves de culpabilité se trouvent dans les courriels ».
Par ailleurs, le champ des autorités de régulation a plutôt tendance à croître qu’à régresser. Dans le sillage de son rapport de 2019 sur la cybercriminalité boursière, l’AMF s’est mise à faire des contrôles spot, en publiant de manière anonymisée les conclusions ayant donné lieu à des lettres de suite. « La prochaine étape ne sera-t-elle pas celle des sanctions ? s’interroge Julien Martinet. A trop réguler, on freine le marché, et par souci de protection, les établissements financiers pourraient refuser de continuer à exercer les activités les plus à risque ».